26 mars
Représentation et activité :
deux concepts étroitement associés
Gérard Vergnaud
Résumé en anglais
Representation and activity : two concepts intrically
tied together
Behaviorists wanted to get rid of the concept of representation.
Not only did they fail, but representation is to-day the most
central concept of psychology. Concerning the development of
mathematical knowledge in children, representation is not made
only of numbers, figures, drawings, diagrams, tables, graphs
or algebras, but also of interiorised forms of activity in
situations.
Activity is more than behavior : behavior is only the
visible part of activity. Therefore when analysing mathematical
behavior, one must look into the representational activity
underlying it. The concept of scheme is essential to cover
this problem .
The most important part of our knowledge consists of competences,
and they cannot be put into words easily. This is true for
every domain of knowledge, including mathematics ;
and it is even more true for children, as they are unable to
express the knowledge they use in action.
Facing situations, children can progressively grasp relational
entities between quantities and magnitudes, between positions,
figures and movements… Part-part-whole relationships, state-transformation-state
relationships, isomorphic properties in problems of proportion
cannot be reduced to numerical structures ; nor can they
be considered as linguistic or symbolic entities only.
They are concepts and theorems-in-action.
The implicit character of a large part of our knowledge does
not mean that explicit knowlege is not operational. But
we cannot be satisfied with a theory that would consider mathematics
only as an explicit body of knowledge.
Even when one is interested in the function of language and
symbols in the development of the mind, it is necessary to
identify safely which properties of the signifier represent
which properties of the signified. We are aware to-day that
words mean different things for different individuals, especially
for the teacher and each student individually. Vygotski explained
70 years ago that the « sense » given
to words is different from their conventional « meaning » .
Therefore there is a theoretical need to analyse activity and
representation as composed also of invariants that may be different
from the meaning of words. This problem can be solved only
if we accept the idea that schemes involve operational invariants :
concepts and theorems-in-action. It is our job to identify
them, together with the other components of schemes, and representation.
Several examples will illustrate this unexpected view.
QUELLES DEFINITIONS DE LA
REPRESENTATION ?
Peu de concepts sont utilisés avec autant de significations
différentes, même dans le seul domaine de la psychologie.
En outre c'est de la représentation que traitent de
nombreux auteurs lorsqu'ils parlent de mémoire, de jugement,
de langage ou de raisonnement. Je n'ai pas le loisir, dans
cette conférence, de passer en revue ces différentes
significations. Il y faudrait un ouvrage. Je me contenterai
de définir trois d'entre elles, assez fréquemment
adoptées, et que je trouve utiles à l'analyse ;
puis j'en introduirai une quatrième, qui modifie sensiblement
la compréhension des trois premières.
Sens 1 : le flux de la conscience
Sens 2 : les signes et symboles, langagiers ou
non, avec lesquels nous communiquons.
Sens 3 : les systèmes de concepts, explicites
ou non, avec lesquels un sujet pense le réel, c'est-à-dire
identifie les objets du monde, leurs propriétés,
leurs relations et transformations .
Sens 1 : le flux de la conscience
L'expérience de ce flux est la preuve la plus directe
de l'existence de la représentation comme phénomène
psychologique. Tout individu a en effet l'expérience
du mouvement quasi-permanent d'images visuelles, auditives,
kinesthésiques, somesthésiques ... qui accompagnent
la vie éveillée et le rêve ; il a
aussi conscience de ses propres gestes et paroles, même
s'ils sont seulement ébauchés en pensée.
Nous ne sommes pas pour autant en mesure de bien les analyser,
mais ce mouvement quasi continu de percepts, d'idées,
d'images, de mots et de gestes, plus ou moins intériorisés,
témoigne du fait que la représentation fonctionne
de manière irrépressible et spontanée
en toute occasion. Le flux de la perception fait partie intégrante
du flux de la conscience, de même que le flux de l'imagination, associé ou
non à la perception.
Sens 2 : Les signes et symboles
Sans signes et symboles la représentation et l'expérience
ne peuvent pas être communiquées. En outre le
travail de la pensée est souvent accompagné,
voire piloté, par des formes langagières et des
manipulations de symboles. La numération et les notations
algébriques ne sont pas à elles seules des concepts
mathématiques, mais elles jouent un grand rôle
dans la conceptualisation et le raisonnement mathématiques ;
la notation musicale n'est pas non plus la musique, mais l'exécution
de certaines œuvres est impensable sans elle ; le langage
n'est pas la pensée, mais que serait la pensée
sans le langage ?
Sens 3 : le système de concepts
Il s'agit du système avec lequel nous prélevons
l'information, en vue de conduire notre action et notre activité de
la manière la plus pertinente possible. Cette signification
est moins évidente que les premières, parce qu'elle repose
sur la thèse que la représentation, y compris
la perception, est structurée par des concepts. Le mot "concept" est
pris ici dans un sens large, puisqu'il désigne des constituants
de nature diverse, qui peuvent rester totalement implicites,
alors que le mot “ concept ” est normalement réservé à des
objets de pensée explicites, aussi bien définis
que possible. Cette question théorique est d'une grande
importance. Elle sera clarifiée plus loin, lorsque nous
parlerons des invariants opératoires : concepts-en-acte
et théorèmes-en-acte. La distinction entre conceptualisation
et symbolisation est essentielle : on ne doit donc pas
confondre les sens 2 et 3, quel que soit le rôle des
signes et des symboles dans la conceptualisation.
A côté des trois significations que je viens
de mentionner, il me faut introduire un quatrième sens,
celui de la représentation comme activité fonctionnelle :
la représentation n'est pas en effet un épiphénomène,
qui accompagnerait l'activité sans vraiment l'orienter
et la nourrir. Ce n'est pas non plus un dictionnaire, ni une
bibliothèque ; c'est un processus dynamique, ou
mieux encore un ensemble hiérarchisé de processus
dynamiques.
Sens 4 : la représentation comme ensemble de schèmes
La fonctionnalité de la représentation vient
de deux raisons principales et complémentaires :
- elle organise l'action, la conduite, et plus généralement
l'activité, tout en étant elle-même le
produit de l'action et de l'activité. C'est le concept
de schème qui exprime le mieux cette idée.
- elle permet une certaine simulation du réel, et donc
l'anticipation ;
Ce quatrième sens modifie la portée théorique
des trois premières significations évoquées
ci-dessus. En effet, le flux de la conscience est lui-même
partiellement organisé par des schèmes, avec
leur double propriété d'être opportunistes
et systématiques ; c'est aussi dans les schèmes
qu'il nous faut rechercher la première expression des
concepts organisateurs de l'activité ; enfin les
activités langagières et symboliques sont elles-mêmes
engendrées par des schèmes de dialogue et d'énonciation.
La conscience accompagne partiellement l'activité,
mais la structure de l'activité n'est pas identique,
tant s'en faut, à celle du flux de la conscience. La
raison de cet écart est que la conscience ne porte que
sur une petite partie du fonctionnement psychique en situation
(en priorité la prise d'information et le contrôle
des effets de l'action). Il n'en reste pas moins que les concepts
mobilisables dans une situation donnée sont largement
déterminés par les caractéristiques de
l'activité, notamment par les buts que le sujet se donne,
et les contraintes particulières avec lesquelles il
est conduit à agir. Ces contraintes peuvent être
réelles ou imaginées : en effet une deuxième
propriété de la conscience, complémentaire
de la première, est de pouvoir évoquer des objets
absents ou imaginaires, en relation avec l'intention, le désir,
la perception.
EXEMPLES DE SCHEMES
Le schème du dénombrement
Un, deux , trois, quatre... quatre! Dans le schème
du dénombrement d'un enfant de 4 ou 5 ans, on peut identifier
au moins deux concepts mathématiques implicites : celui
de correspondance biunivoque et celui de cardinal.
La correspondance biunivoque (il faut compter tous les objets,
et ne pas compter deux fois le même) prend, dans l'activité de
l'enfant, la forme d'une relation entre quatre catégories
d'éléments : 1) les objets à dénombrer,
2) les gestes du bras, de la main et du doigt, 3) les gestes
du regard, 4) les gestes de la parole. Si l'une de ces correspondances
n'est pas biunivoque, si le regard ou la parole vont trop vite
ou trop lentement par exemple, le dénombrement est raté.
C'est ce qui arrive aux jeunes enfants, et à certains
enfants handicapés qui ont du mal à distribuer
dans le temps la succession de leurs gestes, et à coordonner
les différents registres concernés, notamment
celui du regard. Les règles qui engendrent l'activité au
fur et à mesure concernent donc la prise d'information
et le contrôle, pas seulement l'action.
Le cardinal : dans l'exemple ci-dessus, un signe observable
de cette conceptualisation est la répétition
du dernier mot-nombre : quatre…quatre !. Certains
enfants utilisent une autre modalité de l'énonciation,
l'accentuation : un, deux, trois, QUATRE! On
connaît les difficultés qu'ont certains enfants à cardinaliser
: ils ne résument pas l'information recueillie sur la
collection. En réponse à la question combien? posée
par leur interlocuteur, ils recommencent à compter tous
les objets.
Evidemment ils ne savent pas utiliser le cardinal pour opérer
des additions.
Le schème de base de l'addition
Supposons qu'à un goûter d'anniversaire, une
maman demande à sa fillette de 5 ans de compter les
enfants qui se trouvent dans le salon. La fillette court dans
le salon et en compte quatre. Elle rapporte l'information à sa
maman, qui lui demande alors de compter les enfants qui se
trouvent dans le jardin. La fillette court dans le jardin et
en compte trois.
Combien cela fait-il en tout? demande la maman. La
fillette se précipite à nouveau dans le salon
(un, deux,trois,quatre) puis dans le jardin (cinq,
six, sept) et vient annoncer sept à sa maman.
Elle cardinalise, mais n'opère pas sur les nombres.
Elle a certes pensé l'union des deux sous-ensembles
puisqu'elle recompte le tout, mais elle n'a pas opéré sur
les nombres. Après quelques mois elle sera probablement
en mesure soit de déclarer que 4 + 3 ça fait
7, soit de ne pas recompter les enfants du salon, de retenir
seulement le cardinal, et de compter à partir de là les
enfants du jardin (cinq, six, sept …sept !). On
peut dire qu'elle opère alors sur les nombres et pas
seulement sur les ensembles.
Le théorème-en-acte qui lui permet de
faire l'économie du recomptage du tout est un axiome
de la théorie de la mesure
cardinal (salon U jardin) = cardinal (salon)
+ cardinal (jardin)
La nouvelle démarche de la fillette repose en effet
sur la connaissance implicite qu'il est équivalent de
faire l'union des parties d'abord et de dénombrer ensuite
le tout, ou de dénombrer les parties d'abord et de faire
la somme des cardinaux ensuite. C'est là une propriété constitutive
du nombre, qui en fait un concept plus riche que ceux de relation
d'ordre ou d'équivalence.
La recherche d'un état initial
Parmi les relations prototypiques de l'addition et de la soustraction,
figure la relation entre un état initial, un état
final, et la transformation entre état initial et état
final (augmentation ou diminution, gain ou perte dans les exemples
ci-dessous).
a) Pierre avait 6 billes, il joue une partie avec Robert
et en gagne 5. Combien en a-t-il maintenant ?
b) Suzanne avait 9 billes, elle joue une partie avec Stéphanie
et en perd 3. Combien en a-t-elle maintenant ?
c) Andrée avait 7 billes ; après avoir joué une
partie avec Thierry elle en a 11. Que s'est-il passé au
cours de la partie ? A-t-elle gagné ou perdu ? et
combien de billes?
d) Thierry avait l6 billes ; après avoir joué une
partie avec Andrée il en a 12. Que s'est-il passé au
cours de la partie ? A-t-il gagné ou perdu ? et combien
de billes ?
e) Stéphanie vient de gagner 3 billes en jouant
avec Suzanne. Elle en a maintenant 10. Combien en avait-elle
avant de jouer ?
f) Robert vient de perdre 5 billes en jouant avec Pierre.
Il en a maintenant 7. Combien en avait-il avant de jouer
?
De nombreuses recherches ont été conduites sur
ce type de situations. On sait que les deux derniers cas (Stéphanie
et Robert) sont les plus difficiles. Je vais m'intéresser
au dernier. La solution canonique est une addition 7 + 5. Elle
repose sur un nouveau théorème-en-acte :
si une diminution fait passer de l'état initial à l'état
final, alors une augmentation fait passer de l'état
final à l'état initial. On inverse le sens de
la transformation.
Si
F = T(I ) alors I = T –1 ( F )
D'où la règle : il faut rajouter les billes
perdues. Or il existe un petit obstacle épistémologique à cette
règle et à cette connaissance car l'addition,
pour l'enfant est d'abord associée à un gain
et non à une perte. Aussi observe-t-on que certains élèves
recourent à un schème différent :
faire une hypothèse sur l'état initial (mettons
15), appliquer la diminution –5, trouver 10, et se rapprocher
de 7 en faisant une nouvelle hypothèse, par exemple
14. On observe même des ajustements plus sophistiqués,
comme une diminution de 3 de l'hypothèse initiale (ajustement
qui s'appuie sur la différence de 3 entre le résultat
qu'on vient d'obtenir ( 10 ) et l'état final indiqué dans
l'énoncé de la situation ( 7 ).
Certains enfants refusent le problème purement et simplement :
ils ne peuvent pas puiser dans leurs ressources les schèmes
qui leur permettraient de donner du sens à cette situation.
Or l'ensemble des situations d'addition et de soustraction
est formé d'un grand nombre de classes de problèmes,
qui relèvent non seulement de la transformation de quantités
et de grandeurs ou de la relation partie/partie/tout, mais
aussi de relations de comparaison positives et négatives
(n de plus ou de moins que), de combinaisons et décombinaisons
de transformations (gains et pertes, recettes et dépenses),
de transformations des relations positives et négatives
(emprunts et remboursements). Il est alors nécessaire
de recourir au cadre théorique des champs conceptuels,
lequel est d'ailleurs pertinent aussi bien pour l'étude
des compétences des adolescents et des adultes que pour
celles des jeunes enfants. Un champ conceptuel est par définition
un ensemble de situations et de concepts en étroite
connexion. J'y reviens plus loin.
Le placement de données numériques ou quasi-numériques
sur la droite
Dans une recherche ancienne, nous avions demandé à des élèves
de la fin de l'école élémentaire et du
début de l'école secondaire de placer sur
une droite non encore graduée des poids de bébés à la
naissance (premier cas), des performances de champions au lancer
de javelot (deuxième cas), des dates de naissance (troisième
cas), des âges de jeunes enfants (quatrième cas).
Nous leur demandions de graduer la droite en prenant comme échelle
un centimètre pour 100 grammes (premier cas), un centimètres
pour 10 centimètres (deuxième cas), un centimètre
pour un mois (troisième et quatrième cas), puis
de placer les données. Ces données sont numériques
dans les deux premiers cas et quasi-numériques dans
les deux derniers. La bande de papier sur laquelle il leur
fallait faire ce travail était de 60 centimètres
et l'échelle était telle qu'il leur était
possible de placer toutes les données et le zéro
de l'origine sur la bande dans le cas des poids de bébés à la
naissance, et dans celui des âges des jeunes enfants,
mais pas dans les deux autres cas. Les enfants inventent des
solutions surprenantes, et nous avons recueilli plus de 50
groupes différents de protocoles. Voici quelques exemples :
-Le placement bout à bout des données :
la seconde donnée est placée à partir
du point d'arrivée de la première, et ainsi de
suite. Il n'y a pas d'inclusion des signifiants graphiques.
A B C
-La décomposition de la même donnée
en parties disjointes : un lancer de javelot de
69, 75 mètres est décomposé en 6 dizaines
de mètres, 9 mètres, et 75 centimètres ,
et représenté par trois tracés différents,
placés dans des régions différentes
de la bande de papier, avec des échelles différentes.
Comme cette manière d'interpréter la tâche
vaut pour les sept lancers de javelot, la bande se trouve
couverte par trois familles de segments : une pour les
dizaines, une pour les mètres, une pour les centimètres.
-le jour du mois seulement sur une ligne de 30 unités,
dans le cas des dates de naissance. Le données concernant
l'année et le mois de naissance sont délibérément
ignorées.
-le mois de naissance seulement sur une ligne de 12 unités,
et l'abandon de l'année de naissance, comme s'il s'agissait
d'anniversaires .
-les grammes seulement dans le cas des poids de bébés,
placés bout à bout, et l'abandon des kilogrammes.
Les schèmes ayant engendré ces protocoles ont
deux caractéristiques essentielles: ils sont opportunistes
puisque les enfants font feu de tout bois . Ils sont systématiques
puisque, après avoir adopté une certaine interprétation
de la demande du maître, ils se tiennent à cette
interprétation pour toutes les données de même
nature, et utilisent les mêmes règles de placement
ou de dessin. Ce exemple permet de saisir concrètement
le rôle et le fonctionnement des schèmes
dans l'adaptation aux situations nouvelles.
Si la connaissance est adaptation, ce sont les schèmes
qui s'adaptent, et ils s'adaptent à des situations .
Le couple schème/situation est la clef de voûte
de la théorie constructiviste.
Les schèmes de la proportionnalité
Supposons qu'un enfant, en voyage avec son père, s'adresse
spontanément au problème de calculer le temps
qu'il faudrait pour parcourir 860
km sur l'autoroute sachant que la voiture a parcouru 245 km en 2 heures et 5 minutes (sous l'hypothèse
bien entendu que la vitesse moyenne restera la même).
Cette situation relève de plusieurs schèmes de
raisonnements possibles. On peut utiliser le produit en croix,
enseigné partout dans le monde et très peu utilisé dans
les situations ordinaires. On peut calculer la distance parcourue
en une heure et diviser 860 par cette distance. On peut diviser
860 par 245 pour trouver le nombre de fois qu'il faudra rouler
2 heures et 5 minutes (rapport entre deux grandeurs de
même nature, des distances en l'occurence), observer
que 2 heures et 5 minutes c'est 125 minutes , et que 125 c'est
la moitié de 250, proche de 245 minutes. Cela permet
d'évaluer la vitesse à 2km par minute environ.
Mais on peut aussi considérer que 245+245+245 ça
fait 735 et que les 125 km restants pour atteindre les 860
km, c'est à peu près la moitié de 245.
Ces différentes manières de raisonner résultent
de la mise en œuvre de schèmes distincts concernant
la proportionnalité et l'approximation, qui mettent
différemment en jeu les propriétés de
la linéarité (isomorphisme de l'addition et de
la multiplication par un scalaire), et celles des coefficients
de proportionnalité, qui expriment des quotients de
dimensions (kilomètres à l'heure, kilomètres
par minute, coefficients inverses de la vitesse). Ces schèmes
sont inégalement disponibles chez les élèves.
Ils peuvent coexister ; leur utilisation dépend
alors de leur plus ou moins grande pertinence par rapport aux
variables de situation. L'orientation vers telle ou telle manière
de procéder est elle-même pilotée par un
schème, qui évalue la faisabilité et le
coût de chaque procédure disponible, dans la situation
particulière rencontrée, en fonction des valeurs
numériques notamment.
Un commentaire théorique intéressant ici concerne
la différence entre concept-en-acte et théorème-en-acte.
La recherche du rapport entre 860 et 245 est orientée
par l'idée qu'on peut raisonner avec le théorème
d'isomorphisme f(ax) = af(x). Ce rapport (a = 860/245)
est un nombre scalaire, c'est-à-dire un nombre sans
dimension, qui exprime un rapport entre deux distances. C'est
typiquement un concept-en-acte, pertinent pour le raisonnement,
mais ce n'est pas un théorème-en-acte. Les théorèmes
ont une valeur de vérité (ils peuvent être
vrais ou faux), pas les concepts : ils n'ont qu'une valeur
de pertinence.
L'exemple de la symétrie : forme opératoire
et forme prédicative de la connaissance
Nous n'avons parcouru qu'une partie du chemin. La suite naturelle
du questionnement théorique concerne les relations entre
la forme opératoire de la connaissance (qui permet d'agir
en situation) et la forme prédicative (qui consiste à énoncer
des relations des objets entre eux) .La complexité n'est
pas que dans le faire, elle est aussi dans le dire. L'énonciation
est essentielle dans les processus de conceptualisation.Parmi
les difficultés rencontrées par les élèves
dans l'apprentissage des mathématiques, on peut mettre
presque à égalité d'une part la complexité des
situations et des opérations de pensée nécessaires
pour les traiter, et d'autre part la complexité de
certains énoncés et des symbolismes mathématiques.
Au point que certains chercheurs mettent les difficultés
des mathématiques sur le compte du langage. Pourtant
les mathématiques ne sont pas un langage, mais une connaissance.
C'est un point sur lequel les idées ne sont claires
ni chez tous les enseignants, ni chez les psychologues, ni
même chez certains mathématiciens. Pour montrer
que le langage et les processus d'énonciation et de
compréhension des énoncés ne jouent pas
un rôle négligeable, je vais prendre deux exemples
de construction du symétrique d'une figure, qui sont
contrastés à la fois du point de vue des schèmes
nécessaires à la construction, et des énoncés
qu'on peut devoir comprendre ou produire à cette occasion.
d
La première figure correspond à une situation
qui est susceptible d'être proposée à des élèves
de 8 à 10 ans, et dans laquelle il faut compléter
le dessin de la forteresse par symétrie autour de l'axe
vertical. La seconde correspond à une situation classiquement
proposée en France à des élèves
de 12 ans : construire le triangle symétrique du
triangle ABC par rapport à d.
Dans le premier cas les difficultés gestuelles ne sont
pas totalement négligeables parce qu'il faut tracer
un trait juste en dessus du pointillé, ni plus haut,
ni plus bas, et l'on sait que ce n'est pas si facile avec une
règle ; même chose pour le point de départ
et le point d'arrivée du trait. Il existe aussi des
règles conditionnelles : par exemple “un carreau à gauche
sur la figure déjà dessinée, un carreau à droite
sur la partie à compléter”, ou encore “deux carreaux
vers le bas sur la partie gauche, deux carreaux vers le bas
sur la partie droite”, ou bien encore “un carreau à droite
sur la figure de gauche, un carreau à gauche sur la
figure de droite ” à partir d'un point de départ
homologue du point de départ à gauche”
Ces règles ne sont pas très complexes ;
elles n'en représentent pas moins plusieurs concepts-en-acte
et théorèmes-en-acte concernant la symétrie
et la conservation des longueurs et des angles. Comme tous
les angles sont droits, et que les longueurs sont exprimées
par des unités discrètes (les carreaux), la difficulté reste
modeste..
Dans la seconde figure, le tracé du triangle A' B'
C' symétrique du triangle ABC par rapport à la
droite d avec les instruments habituels du dessin (la règle,
le compas, l'équerre...) est beaucoup plus complexe.
Déjà la réduction de la figure triangulaire à ses
trois sommets, éléments nécessaires et
suffisants pour le tracé du triangle symétrique,
est une abstraction non négligeable pour certains élèves,
qui « voient » toute la figure comme
une unité non décomposable. Si l'on raisonne
ensuite à partir des propriétés de la
médiatrice d des segment AA', BB' et CC' à construire,
la conceptualisation est tout sauf triviale : pourquoi
diable dessiner un cercle de centre A et s'intéresser
aux points d'intersection avec la droite d ? On peut évidement
utiliser l'équerre pour tracer la perpendiculaire à d
passant par A, et reporter la distance entre A et la droite
d, de l'autre côté de d pour déterminer
A', mais il ne va pas de soi de penser cette distance comme
invariante, en l'absence de tout tracé au départ.
Il y a donc une rupture conceptuelle importante entre la première
situation et la seconde, un saut épistémologique .
Je veux montrer maintenant que les énoncés possibles
concernant la symétrie sont également sujets à des
sauts importants. Voici quatre énoncés qui permettent
de le montrer.
1 la forteresse est symétrique
2 le triangle A'B'C' est symétrique du triangle
ABC par rapport à la droite d
3 la symétrie conserve les longueurs et les angles
4 la symétrie est une isométrie
Entre l'énoncé 1 et l'énoncé 2,
il existe déjà un certain saut qualitatif : l'adjectif “symétrique”,
noté « S » passe du statut de
prédicat à une place, à celui de prédicat à trois
places ::
Entre l'énoncé 2 et l'énoncé 3,
le prédicat “ symétrique ” est
transformé en objet de pensée « la
symétrie », doté à son
tour de propriétés : celle de conserver
les longueurs et celle de conserver les angles. L'opération
linguistique de nominalisation est l'un du moyens habituels
de cette transformation des prédicats en objets. Dans
les énoncés 1 et 2, l'idée de symétrie “ S ” est
prédicat (ou encore fonction propositionnelle); dans
l'énoncé 3 elle est devenue objet (ou argument).
Nous la notons “ s ” conformément au symbolisme
habituel des logiciens ? La conservation des longueurs
et des angles est alors une propriété de ce nouvel
objet qu'est la symétrie.
Quand on passe à l'énoncé 4, une nouvelle
transformation est effectuée : la conservation des longueurs
et des angles est devenue à son tour un objet, « l'isométrie »,
noté « I »..
Et une relation d'inclusion est affirmée entre l'ensemble
des symétries et l'ensemble des isométries
S C I
La signification du « la » de “la
symétrie” dans les énoncés 3 et
4 est celle d'un quantificateur universel. La signification
du « la » de “la forteresse” ou
de “la droite d” dans les énoncés
1 et 2 est celle d'un déictique et d'un singulier : « cette
forteresse-là », « cette droite-là ».
La relation entre signifiés et signifiants n'est donc
pas biunivoque, en tous cas au niveau des mots.
Les textes mathématiques, les textes scientifiques
et techniques, et plus généralement les textes élaborés
(philosophie et littérature) fourmillent de ces variations
de signification.
Inévitablement, l'accumulation de ruptures dans les
formes opératoires et dans les formes prédicatives
des connaissances mathématiques engendre des difficultés
pour les élèves. Les enseignants sont encore
faiblement avertis de ces ruptures.
DEFINITIONS DU CONCEPT DE SCHEME
Les définitions qui suivent sont complémentaires
les unes des autres
Définition 1 : le schème est une forme
invariante d'organisation de l'activité et de la conduite
pour une classe de situations déterminée.
Commentaires :
- le schème n'est pas un stéréotype :
au contraire, il permet l'adaptation de l'activité et
de la conduite aux valeurs différentes prises par les
variables de situation. Ce qui est invariant c'est l'organisation,
non pas l'activité, ni la conduite.
- le schème s'adresse à une classe de situations
; cette classe peut être très petite, ou très
grande. Au cours du développement cognitif, un schème
a d'abord une portée locale, que le sujet devra ensuite
d'élargir. Du fait qu'il s'adresse à une classe
de situations, même petite, c'est un universel en ce
sens qu'on peut le formaliser avec des règles et des
concepts comportant des quantificateurs universels.
Un schème n'est pas en général un algorithme.
Certaines formes d'organisation de l'activité mathématique
sont effectivement des algorithmes : ils aboutissent,
en un nombre fini de pas (effectivité), au traitement
de toute situation appartenant à la classe visée.
Les algorithmes sont des schèmes, mais tous les schèmes
ne sont pas des algorithmes ; on peut même ajouter
que certains algorithmes perdent au cours de l'apprentissage
ou de l'expérience certaines de leurs caractéristiques,
notamment leur propriété d'effectivité :
des erreurs et des raccourcis peuvent les priver de la propriété d'aboutir à coup
sûr. L'incertitude reste ainsi une propriété des
schèmes.
L'analyse des schèmes passe inévitablement par
l'analyse des conduites, mais le schème n'est pas une
conduite, c'est un constituant de la représentation,
dont la fonction est d'engendrer l'activité et
la conduite en situation. Il nous faut donc analyser les composantes
qui permettent le fonctionnement du schème. Cette analyse
permet de mieux saisir ce qui distingue le schème d'autres
concepts, qu'on confond éventuellement avec lui, comme
ceux de schéma, de script, de scénario, de frame...lesquels
concernent des objets, des situations ou des scènes,
mais n'ont pas la fonction spécifique d'engendrer l'activité au
fur et à mesure.
Définition 2 : les composantes du schème :
but, règles, invariants opératoires, inférences
Le schème est une totalité dynamique fonctionnelle
; sa fonctionnalité est celle de cette totalité tout
entière; non pas de telle ou telle composante seulement.
Mais l'analyse des composantes du schème n'en est pas
moins essentielle à la théorie, si l'on veut
comprendre comment un schème peut être efficace
ou non.
1- le but, les sous-buts, les anticipations.
Cette première composante représente dans le
schème ce qu'on appelle parfois l'intention, le désir,
le besoin, la motivation, l'attente. Mais aucun de ces concepts
n'est à lui seul un schème ni même intégré au
concept de schème. Si la représentation est composée
de formes d'organisation de l'activité, et pas seulement
d'images, de mots et de concepts, il est essentiel d'intégrer
but, intention et désir dans le concept de schème
lui-même.
De la même manière que les schèmes se
composent et se décomposent hiérarchiquement
, comme c'est le cas dans les exemples évoqués
plus haut, le but se décline en sous-buts et anticipations.
Prenons l'exemple du saut à la perche, qui illustre
bien l'idée d'organisation séquentielle et simultanée
de l'activité.
-organisation séquentielle : course, plantage
de la perche et élévation, montée ultime
et franchissement de la barre, retombée;
-organisation simultanée : gestes et mouvements
coordonnés des différentes parties du corps,
au moment du franchissement de la barre par exemple;
Les buts, sous-buts et anticipations précèdent
et accompagnent le mouvement, et font l'objet de la part
de l'athlète d'un contrôle quasi permanent pendant
que l'action se déroule.
Le tracé de la demi-forteresse évoqué plus
haut peut être analysé de la même manière
comme une organisation séquentielle et simultanée
de l'action, de la prise d'information et du contrôle.
Ceci nous amène au point suivant.
2- les règles d'action, de prise d'information
et de contrôle.
C'est cette composante qui constitue la partie proprement
générative du schème, celle qui engendre
au fur et à mesure le décours temporel de l'activité ;
Les règles n'engendrent pas que l'action, mais toute
l'activité, aussi bien les prises d'information et les
contrôles que les actions matérielles elles-mêmes.
L'approche de la cognition par les règles d'action,
telle qu'elle a été proposée il y a 40
ans par Newell et Simon (1963) est donc insuffisante. En outre
les règles n'engendrent pas seulement la conduite observable,
mais toute une activité non directement observable,
comme les inférences et la recherche en mémoire.
Faute de reconnaître ces différents fonctions
des règles et des processus de régulation, beaucoup
de chercheurs restent finalement proches du behaviorisme. C'est
le concept d'invariant opératoire qui permet d'aller
plus loin dans l'analyse, justement parce qu'il introduit la
question de la conceptualisation.
3- les invariants opératoires : concepts-en-acte
et théorèmes-en-acte.
Les invariants opératoires forment la partie la plus
directement épistèmique du schème, celle
qui a pour fonction d'identifier et de reconnaître les
objets, leurs propriétés, leurs relations, et
leurs transformations. La fonction principale des invariants
opératoires est de prélever et de sélectionner
l'information pertinente et d'en inférer des conséquences
utiles pour l'action, le contrôle et la prise d'information
subséquente. C'est alors une fonction de conceptualisation
et d'inférence. Précisons que cette vision des
choses s'écarte totalement d'un modèle de type « information
puis action » : les schèmes gèrent
en effet de manière entremêlée la suite
des actions, des prises d'information et des contrôles
nécessaires, L'efficacité se construit au fur
et à mesure.
La fonction des « invariants opératoires » dans
l'activité est la même, en principe, que celle
du "système de concepts" (sens 3 évoqué plus
haut). Mais la présente terminologie permet de ne pas
préjuger du caractère explicite ou non, conscient
ou non, des connaissances mises en œuvre.
Un point théorique important, déjà évoqué plus
haut à propos du concept de rapport scalaire, est qu'il
ne faut pas confondre concepts-en-acte, et théorèmes-en-acte.
Si la pensée est calcul, il faut bien qu'il existe dans
son fonctionnement des éléments qui se prêtent à l'inférence,
notamment aux anticipations et prédictions, et à la
production des règles. Or les concepts, qu'ils soient
objets ou prédicats, ne se prêtent pas à eux
seuls à l'inférence parce qu'ils ne sont
pas susceptibles de vérité ou de fausseté,
mais seulement de pertinence ou de non-pertinence. Or les inférences
vont du vrai au vrai, plus exactement de ce qu'on tient pour
vrai à ce qu'il est raisonnable de tenir pour vrai.
Une inférence est beaucoup plus qu'une association :
le calcul associatif ne permet pas à lui seul de rendre
compte du fonctionnement de la pensée. Les fonctions
propositionnelles ne sont pas susceptibles de vérité ou
de fausseté, puisqu'elles comportent des variables libres.
Seules les propositions peuvent être vraies ou fausses.
Il faut donc que des propositions fassent partie intégrante
du système des connaissances évoquées
ou évocables en situation, de manière que le
sujet y engage son activité et ses raisonnements, fussent-ils
implicites.
Par définition, un théorème-en-acte est une
proposition tenue pour vraie dans l'activité.
En fait l'étude du développement des compétences
au cours de l'apprentissage ou au cours de l'expérience
montre qu'un même concept peut, selon l'état
de son élaboration, être associé à des
théorèmes plus ou moins nombreux, plus ou moins
riches, et même éventuellement faux. Le cortège
des théorèmes-en-acte susceptibles d'être
associés au même concept est en général
très grand, notamment dans les disciplines scientifiques
et techniques, de telle sorte qu'il est souvent vide de sens
de déclarer que tel sujet a compris tel concept; Il
faudrait pouvoir préciser quels théorèmes-en-acte
il est capable d'utiliser dans telle ou telle situation.
Les inférences sont des relations entre propositions,
et sont enchaînées par des métathéorèmes
(ou théorèmes d'ordre supérieur) comme
les syllogismes aristotéliciens, ou la transitivité des
relations d'ordre : a>b et b>c => a>c.
Par exemple, dans une recherche très ancienne, j'avais
pu observer des algorithmes spontanés de jeunes enfants
entre 4 ans et demi et 8 ans, dans une situation où il
leur fallait débloquer des barres encastrées
les unes dans les autres. Le premier algorithme à émerger
s'appuyait sur le caractère antisymétrique
de la relation d'encastrement : si la barre A est encastrée
dans la barre B, la barre B n'est pas encastrée dans
la barre A, et il ne sert à rien de tirer sur les
deux barres en même temps ou alternativement (ce que
font les enfants plus petits). Il faut tirer la barre A avant
de tirer la barre B. Le second algorithme observé,
chez des enfants un peu plus âgés, consistait à raisonner
transitivement : s'il faut tirer la barre A avant de
tirer la barre B, et la barre B avant de tirer la barre C,
il faut tirer la barre A avant de tirer la barre C.
La relation entre théorèmes et concepts est évidemment
dialectique, en ce sens qu'il n'y a pas de théorème
sans concepts et pas de concept sans théorème.
Métaphoriquement on peut dire que les concepts-en-acte
sont les briques avec lesquelles les théorèmes-en-acte
sont fabriqués, et que la seule raison d'existence des
concepts-en-acte est justement de permettre la formation de
théorèmes-en-acte (propositions tenues pour vraies), à partir
desquels sont rendues possibles l'organisation de l'activité et
les inférences. Réciproquement, les théorèmes
sont constitutifs des concepts puisque, sans propositions tenues
pour vraies, les concepts seraient vides de contenu. Mais il
est important de reconnaître qu'un concept-en-acte est
toujours constitué de plusieurs théorèmes-en
acte, dont la formation peut s'échelonner sur une longue
période de temps au cours de l'expérience et
du développement.
4. Les inférences
Cette dernière composante du schème est indispensable à la
théorie, justement parce que l'activité en situation
n'est jamais automatique, mais au contraire régulée
par les adaptations locales, les contrôles, les ajustements
progressifs. Les inférences sont présentes dans
toutes les activités en situation, parce qu'il n'arrive
jamais qu'une action soit déclenchée par une
situation-stimulus, puis se déroule ensuite de manière
totalement automatique, c'est-à-dire sans contrôle
et sans prise nouvelle d'information. C'est possible en théorie,
mais les observations montrent que cela ne peut concerner que
des segments d'activité très petits, dont la
fonctionnalité ne vient d'ailleurs pas d'eux seuls mais
des schèmes dont ils sont partie intégrante.
Le caractère adaptable des schèmes est essentiel ;
cela signifie que, si on veut les représenter formellement,
il faut faire appel à des règles conditionnelles
de type SI... ALORS...
SI …telle variable de situation a telle valeur, et SI …telle
autre variable de situation a telle valeur…ALORS …l'action
X, la prise d'information Y, ou le contrôle Z doivent être
effectués.
Bien évidemment cette formalisation est celle du théoricien,
pas du sujet lui-même, sauf exception : pour lui
les inférences et les règles restent presque
toujours implicites, et même souvent inconscientes. Les
règles d'action, de prise d'information et de contrôle
sont la traduction pragmatique des théorèmes-en-acte :
elles traduisent principalement le fait que les variables de
situation peuvent en général prendre plusieurs
valeurs, et que les sujets sont en mesure de s'adapter à ces
différentes valeurs.
Sans ces quatre composantes du schème (but, règle,
invariant, inférence), on ne peut pas comprendre pleinement
la structure de l'activité, et sa double caractéristique
d'être à la fois systématique et contingente :
-systématique parce que, dans beaucoup de situations,
l'activité est assujettie à des règles
univoques. C'est le cas notamment pour les algorithmes en mathématiques
(les quatre opérations de l'arithmétique, la
résolution de certaines catégories d'équations,
la recherche du PGCD ou du PPCM de deux nombres entier), et
pour les procédures imposées aux opérateurs
dans certains postes de travail (pilotage d'avions, de systèmes
dangereux comme les centrales nucléaires, fabrication
de médicaments et de vaccins).
-contingente parce que les règles engendrent des activités
et des conduites différentes selon les cas de figure
qui peuvent se présenter, ainsi que nous venons de le
voir. Cette contingence de l'activité, est encore plus éclatante
pour les situations nouvelles, lorsque le sujet ne dispose
pas de schème tout prêt dans son répertoire,
et doit improviser les moyens de faire face. La contingence
tourne alors à l'opportunisme, et le sujet fait feu
de tout bois en puisant dans ses ressources cognitives, c'est à dire
dans les schèmes antérieurement formés
susceptibles d'ouvrir une voie à la recherche de la
solution. L'exemple évoqué plus haut du placement
de données numériques est démonstratif.
Ainsi, grâce à l'articulation étroite
de ses quatre composantes, le concept de schème apporte
une réponse théorique que n'apporte aucun autre
concept de psychologie cognitive. On voit aussi que, dans l'adaptation
aux situations nouvelles (et donc à la résolution
de problème), une fonction essentielle est assurée
par les invariants opératoires : soit qu'ils existent
déjà dans les ressources du sujet, et qu'ils
soient décombinés et recombinés, soit
qu'ils n'existent pas encore, qu'ils émergent en situation,
et viennent s'articuler avec les invariants antérieurement
formés. La fonction de conceptualisation assurée
par les invariants opératoires est donc cruciale pour
comprendre que les schèmes sont le lieu psychologique
central d'adaptation à la nouveauté, comme ils
le sont de l'adaptation à la diversité.
CONSEQUENCES THEORIQUES
Plusieurs conséquences théoriques peuvent être
formulées à partir de ce qui vient d'être
dit. Je vais les résumer autour de trois thèmes.
Champ conceptuel et zone de proche développement :
Vygotski a eu une idée féconde en parlant de
zone de proche développement, mais il n'a pu en donner
des exemples concrets faute de disposer d'une description et
d'une analyse assez précises des situations et des activités
relevant d'une telle zone, qui en outre évolue en permanence.
Cette analyse est en effet essentielle, et elle repose sur
les concepts et théorèmes sollicités et
partiellement disponibles. Un champ conceptuel est un ensemble
structuré de classes de situations, dont certaines sont
accessibles plus tôt que d'autres, justement parce qu'elles
font appel à des schèmes et des théorèmes-en-acte
moins sophistiqués. Un concept n'est pas associé à une
seule classe de situations, ni à un seul schème,
ni à un seul théorème-en-acte. En outre
un concept ne se forme pas tout seul mais en relation avec
d'autres : c'est ainsi que les concepts d'addition et
de soustraction se développent ensemble sur une longue
période de la scolarité, dans une grande variété de
situations, et en liaison avec de nombreux autres concepts :
ceux de partie et de tout, d'état et de transformation,
de relation et de composition de relations, de mesure, de distance,
d'abscisse, de translation, de nombre naturel, de nombre relatif …Un
champ conceptuel est donc aussi un ensemble de concepts.
Le développement cognitif est fait de filiations et
de ruptures. Le cadre des champs conceptuels permet de les
placer les unes et les autres grâce aux idées
de situation, de schème, de théorème-en-acte.
Signifiants, signifiés et invariants opératoires. On
ne peut pas confondre signifiants et signifiés. Les
mots utilisés recouvrent plusieurs significations selon
la situation dans laquelle on se trouve. Mais en outre le sens
accordé par l'enfant ne correspond que partiellement,
et parfois pas du tout, à la signification conventionnelle
des mots et des énoncés, ou à celle que
leur donne le maître. Vygotski théorise utilement
sur ce point dans le dernier chapitre de Pensée et Langage,
lorsqu'il s'écarte de sa première définition
du concept, comme « signification des mots »,
pour introduire l'idée de « sens ».
Piaget quant à lui avait l'habitude de déclarer : « les
sens, c'est les schèmes ». La théorie
des champs conceptuels permet d'apporter un complément
théorique : il faut distinguer entre signifiés
de la langue et concepts, parce que la conceptualisation commence
avec l'action en situation, et la formation des invariants
opératoires. Ce sont eux qui sont responsables de l'écart
entre sens et signification. En d'autres termes ce sont des
ingrédients essentiels d'une théorie de la communication,
comme ils le sont d'une théorie de la conceptualisation
et de la représentation.
Il n'y a pas d'homomorphisme direct, même partiel entre
le réel et la langue, fût-elle scientifique.
Conscience et prise de conscience. Les invariants opératoires
sont la matière même de l'intuition, avec ce que
cette intuition comporte de positif et d'obstacles possibles.
Comme l'expérience du flux de la conscience nous fournit
une certaine idée de la représentation, partielle
et insuffisante, mais néanmoins essentielle, il est
clair que la perception est une représentation. Le concept
d'invariant opératoire permet de comprendre l'identification
des objets et de leurs propriétés, avec ce que
cette identification peut comporter de juste et d'erroné,
d'objectif et de subjectif. Rappelons-nous l'exemple donné il
y a 70 ans par Bartlett des trios promeneurs en montagne (un
peintre, un géologue et un spécialiste de botanique)
qui ne voient pas la même chose tout en ayant devant
les yeux le même spectacle de la nature. Mais dans l'apprentissage
des sciences, en particulier des mathématiques, on est
conduit à accorder une place prépondérante à la
construction d'objets pour lesquels il n'existe pas d'information
directe par la perception. Les concepts de nombre, de grandeur,
de transformation géométrique, de quotient et
de produit de dimensions, représentent tous un saut
par rapport à la perception. Sans l'imagination,
il n'y aurait pas de science. Le constructivisme, c'est d'abord
la possibilité pour les enfants comme pour les savants,
de construire des objets de pensée hypothétiques
qui permettent de rendre cohérentes entre elles les
propriétés de l'action et les informations tirées
des situations ; mais celles-ci sont élaborées,
et parfois très éloignées de la perception,
comme le sont les concepts de force chez Newton, d'oxygène
chez Lavoisier, d'évolution chez Darwin, de gène
chez Mendel, ou d'inconscient chez Freud. Il nous faut nous
appuyer sur l'intuition et en même temps nous en défendre.
En outre ce qui résultait d'une construction délicate
pour l'enfant de 5 ans peut devenir un objet de pensée évident
pour l'enfant de 8 ans, qui ne parvient plus alors à prendre
de distance par rapport à cette nouvelle évidence.
Il y a de nombreuses constructions contre-intuitives dans la
science.. C'est à ce point crucial que se situe la prise
de conscience, et que l'aide du maître ou d'autrui peut avoir
la fonction que Vygotski lui attribuait dans la zone de proche
développement. Le maître dispose alors de plusieurs
cordes à son arc : le choix des situations, l'entraînement
dans l'activité, l'aide à la sélection
de l'information pertinente et aux inférences, et ce
faisant à la formation des schèmes et des invariants
opératoires. |